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Art et critique: la liberté en tant que pertinence ( Cahiers Ferdinand de Saussure, n.45, a. 1991, Ginevra 1992 )
di
Luciano Nanni


1. Signification vs communication

2. La liberté en tant que pertinence

3. La vérité ou le double niveau de la cohérence

4. La polysémie entendue comme ensemble de pertinences synchroniques

1. Signification vs communication

Si l'on veut bien considérer attentivement les faits artistiques actuels, et en particulier la façon dont l'oeuvre d'art se donne à voir (à vivre), on admettra aisément que le modèle descriptif le plus approprié à de tels faits - c'est-à-dire celui qui peut en permettre une compréhension adéquate - n'est pas le modèle de la communication, mais bien plutót celui de la signification. Au sens strictement sémiotique, la signification est entendue, on le sait, comme une production (constitution) de signes. Mais dans un sens plus large, simplement cognitif - celui auquel il sera fait référence dans ces pages -, la signification peut s'entendre comme la production (constitution) de ce que le signe tout entier devrait contenir et transporter, autrement dit le seul signifié. En effet, notre expérience quotidienne de l'oeuvre d'art en tant que telle nous enseigne que celle-ci ne se manifeste guère à la façon d'un acte communicatif au sens strict, c'est-à-dire un acte référentiel selon Jakobson ou une transaction marchande selon Barthes; bref, l'oeuvre d'art n'est pas une entité dans laquelle un signifié, déjà entièrement constitué du cóté de l'émetteur, chercherait de quelque façon à parvenir tel quel - sa moindre modification serait précisément un malentendu à éliminer par principe - du cóté du destinataire.

Cette identité de l'oeuvre d'art, il convient de se la représenter en faisant appel à d'autres images, comme celle, par exemple, d'un noyau d'énergies coagulées qui répond aux différentes cultures (des 'lecteurs', mais aussi de l'auteur) avec lesquelles il entre en contact par une réaction libre, d'une part en se chargeant lui-méme de significations inévitablement différentes, et d'autre part en amenant ces cultures à prendre conscience d'elles-mémes. Prise de conscience inéluctable et profonde, bien que parfois purement intuitive. Celui qui 'jouit' d'une oeuvre d'art, en connaissant l'oeuvre, se connaît lui-méme et, se connaissant lui-méme à travers l'oeuvre, ne connaitra de l'oeuvre que ce qui lui paraît se conformer, en elle, à sa propre réalité, autrement dit à sa culture, en prenant le terme, comme je l'ai fait jusqu'ici, dans son sens le plus prégnant. [Au sens anthropologique, la culture doit toujours être entendue à partir de son étymon (de colo, -is, colui, etc.): culture du monde (qu'il soit matériel ou mental), ce qui implique un ancrage conceptuel à la réalité.] Il ne connaîtra donc jamais l'oeuvre totalement, c'est-à-dire par rapport à une vérité dernière qu'elle recèlerait et qui pourrait se consommer[N'oublions pas qu'il a été longtemps question, au cours du xx siècle, de l'impossibilité de consommer l'oeuvre.] dans l'instant méme où elle apparait, tout comme la vérité quotidienne, pour ainsi dire, de chacun de nos actes communicatifs au sens strict. Quand le garçon nous a servi notre apéritif, la phrase qui nous a permis d'obtenir cette boisson n'a plus le moindre intérét pour nous: elle a été entièrement consommée pour avoir été parfaitement comprise au café, comme une phrase de café, et elle peut donc s'évanouir, en tant que telle, pour toujours.

Il n'en est pas de même en ce qui concerne notre expérience de l'oeuvre d'art, et cela est devenu si évident qu'en l'absence de concepts analytiquement plus fins et plus appropriés on a fini par théoriser, comme en témoignent certaines positions récentes de la critique américaine, la légitimité du malentendu pur et simple (misreading). Mais un malentendu légitime n'est plus un malentendu: c'est une signification, et, tout comme cette dernière, il est inévitablement disséminé et phénoménologiquement partiel (régional). Pour parler de malentendu à propos d'une signification, il faut avoir posé que le sens emprunte obligatoirement une voie linéaire, y compris dans l'expérience de l'art, pour passer d'un émetteur à un destinataire: ceci démontre combien il est dangereux, sur le plan théorique, de s'acharner encore à représenter la vie de l'oeuvre d'art dans le cadre de la communication au sens strict. D'autant plus que ce que nous nommons communication se présente à son tour, si l'on veut bien y prendre garde, comme une signification.

Or, ce fait semble échapper à bien des gens. Ainsi, certains estiment que ce qui passe, dans la conimunication, d'un émetteur à un récepteur ou, comme on voudra, d'un destinateur à un destinataire - est un message tout court, c'est-à-dire un ensemble métonymiquement cohérent de signes dans leur intégralité (mais notre bouche ne prononce jamais des concepts, c'est-à-dire des signes au sens strict). D'autres, tout en sachant que notre corps ne peut émettre à l'intention du destinataire que des signaux à leur tour physiques - et donc, seulement des parties de signe, c'est-à-dire des signifiants - n'en pensent pas moins que le récepteur lui-méme peut aller ou, plus exactement, doit aller puiser dans son esprit les concepts que nous voulions lui 'envoyer', et cela uniquement en vertu du code dont nous nous sommes servi précisément pour les transformer en message. Mais cette présence de la signification dans la communication n'a pas échappé à tous ceux qui voient bien que cette dernière ne s'effectue pas en vertu d'un tel code, mais en vertu d'un méta-code d'usage particulier, autrement dit à partir des instructions ou conventions d'usage symbolisées (solidifiées) par le lieu (café, amphi de faculté, etc.) où l'acte linguistique ou sémiosique s'accomplit.

Par exemple, la phrase "Vous m'apportez un apéro?" est, en elle-même, une entité à plusieurs niveaux de réalité, tous différents: le physique, le chimique, le mental, etc. Et c'est précisément en vertu d'une convention d'usage que le 'café' ne fait accéder à la signification que son niveau conceptuel, dénotatif, laissant tous les autres non activés. Par contre, le 'théâtre', en supposant que cette phrase soit prononcée sur une scène, ou la 'galerie', en supposant qu'elle soit exposée en ce lieu comme une oeuvre d'art, activeraient tous ses niveaux de réalité, y compris ses niveaux symboliques. [De telles analyses activent toutes l'oeuvre en ce qu'elle a de proprement artistique. D'abord, parce qu'elles 'voient' constamment l'oeuvre se découper dans l'éclairage d'une esthétique ou d'une théorie de l'art, explicite ou non, qui leur est propre; et ensuite parce que, dans la mesure où elles se donnent pour partielles, ces analyses tendent implicitement à se transcender, dialectisant effectivement ces mêmes présupposés esthétiques selon une téléologie unitaire non idéologique, parce que critiquement ( dialogiquement) contrôlée. Envisager ces analyses autrement, c'est-à-dire dans une position d'extériorité vis-à-vis de l''objet esthétique', et donc sans le moindre rapport direct avec la dimension artistique de l'oeuvre au sens propre - comme le souhaite par exemple Bakhtine (cfr.Esthétique et théorie du roman, Gallimard, 1978) - revient encore, selon moi, à donner implicitement cours à une vision a-historique, séparée et métaphysique - quoi qu'on en dise par ailleurs - de l'art et de son 'essence'.] Par conséquent, il serait plus correct, à mon avis, de convertir l'opposition communication-signification en une distinction située entièrement à l'intérieur de la signification: d'un côté la signification monosémique - ce que nous nommons habituellement communication -, de l'autre la signification polysémique ou plurielle - ce que nous nommons ordinairement signification tout court. C'est précisément cette signification plurielle que j'entends moi aussi - me rattachant à celle des esthétiques du XX siècle qui me semble la moins corrompue par l'idéologie - proposer pour modèle permettant de comprendre (décrire) l'identité de l'oeuvre d'art.

2. La liberté en tant que pertinence

A l'égard du phénomène de la signification tel que je viens de le définir, la réflexion sur le statut actuel de la critique tend à se partager en plusieurs points de vue: anarchiste, dogmatique, et, mais cette fois évidemment au sens kantien, critique. En laissant de côté les voies de l'anarchie et du dogmatisme, qui visent plutôt à orienter qu'à comprendre, et qui sont donc plus normatives que descriptives, je voudrais à présent envisager brièvement ici le troisième point de vue, celui que j'ai nommé 'critique' et dont les positions peuvent être considérées comrne intermédiaires, dans la mesure où elles tiennent compte de la nécessité de faire appel à un modèle descriptif capable d'unìr étroitement les raisons de l'oeuvre et celles du critique. Or, les concepts utilisés dans ce contexte me semblent tous insatisfaisants.

Le recours, de la part de certains, à la notion de 'nominalisme', ne me convainc pas, dans la mesure où celle-ci me paraît encore, quoi qu'on en dise, trop entachée de subjectivisme anarchiste; mais le recours au terme de 'liberté' tout court ne me semble pas meilleur. Liberté? Notion encore trop vague. Elle donne pour déterminé et connu ce qui, au contraire, a besoin d'étre précisé: les limites et les libertés de la liberté elle-méme. Et je ne trouve pas davantage satisfaisante cette notion de 'déconstruction', tellement liée à la critique du 'malentendu' dont je parlais plus haut. Si l'on dégage de son signifié nébuleux l'acception apparemment la plus courante de ce terme, on constate que la 'déconstruction' a tendance à trop se rabattre sur l'objet (l'oeuvre) au détriment d'une activité du sujet; dans la mesure où elle est réelle, cette activité doit en l'occurrence être sauvegardée au niveau théorique.

Lorsqu'on interprète une oeuvre d'art, l'objet (l'oeuvre elle-même) et le sujet (la culture du critique) se déterminent réciproquement, et je pense que nous ne pourrons traduire cette double détermination en une image théorétique adéquate - c'est-à-dire sans courir le risque, par principe fatal, d'une trahison profonde - que si nous faisons appel à une autre notion. Je veux parler de la notion de pertinence et du rôle qu'elle revêt en linguistique, en particulier chez les linguistes de l'Ecole phonologique de Prague. Rôle que L. J. Prieto a du reste fort justement repris, il y a quelques années, à propos de la connaissance en général.

Le critique ne peut pas dire, à propos de l'oeuvre, ce qu'il veut, en exerçant un vouloir absolu et non conditionné (cette idéologie de la liberté sur fond d'idéalisme semble bien enracinée elle aussi), mais il dit ce qu'il veut selon un vouloir historiquement déterminé, ce qui signifie, à proprement parler, que le critique dit ce qu'il peut. Son vouloir absolu est conditionné (limité), d'un côté, par l'historicité (la partialité) de la culture qui le constitue et, de l'autre, par la réalité de l'oeuvre, par ce que j'ai appelé ailleurs le non-corps réel de l'oeuvre [L. Nanni, Per una nuova semiologia dell'arte, Milano, Garzanti, 1980, passim.] que le critique est en train d'interpréter. Les Demoiselles d'Avignon ne sont pas la Joconde, et Les Misérables ne sont pas Le parti pris des choses de Francis Ponge. Rien de plus évident. Seulement un théoricien obnubilé par les 'vues' de l'esprit, un théoricien qui ne regarde pas les choses, et qui donc, à la lettre, n'est pas un théoricien (si l'on pense à l'étymon profond du terme) pourrait affirmer le contraire plus ou moins ouvertement. J'en suis parfaitement convaincu, et c'est cette certitude qui m'a conduit, dès les années '70, à faire appel, pour rendre compte de ces particularités de la vie de l'oeuvre d'art, précisément à la notion de pertinence. C'est une notion centrale dans ce domaine, car elle permet sans difficulté de rendre compte de la créativité de la critique, et en même temps de la contrainte inévitable que constitue l'oeuvre. On sait ce qu'est la pertinence: chaque langue construit son propre système phonologique en découpant certains traits qui lui sont propres, et selon ses besoins, dans le continuum de la matière sonore; par conséquent le découpage est fort différent d'une langue à l'autre, sans qu'aucune langue puisse pour autant inventer ces traits à son gré. Le découpage est créatif, mais la réalité découpée est quelque chose de 'réel', de déjà donné. Le son se fait réalité dans la langue de façon partielle, mais non irréaliste, on l'admettra. Les traits 'cernés' par un système phonologique peuvent ne pas l'étre par un autre, mais cela ne signifie pas que, du fait qu'ils sont partiels par rapport à la totalité des traits du son, les traits 'cemés' soient créés ex nihilo. Dans ce sens, la réalité du son conditionne la libre naissance des systèmes phonologiques. C'est uniquement lorsque le son contient les traits dont un système phonologique a besoin, que ce même système phonologique peut se constituer, et la langue naître; de même, c'est uniquement lorsqu'un système phonologíque en puissance a besoin d'eux (il les attire comme un aimant, pour ainsi dire), que ces traits phonologiques peuvent se dégager du naturel et devenir réalité, culture. En somme, il s'agit d'un rapport de nécessité, qui pourrait également étre dit symbolique, car, dans un cas comme dans l'autre, les deux entités constitutives - de la pertinence ou du symbole - accèdent au réel l'une par l'autre, en vertu d'une attraction intrinsèque et donc motivée de l'intérieur.

Il en va de même dans le rapport entre l'oeuvre d'art et la critique ou, si l'on préfère, l'interprétation au sens large ( jouissance de l'oeuvre). Il existe, entre la réalité de l'oeuvre et la culture de l'interprète, un conditionnement réciproque que seul le terme inusité de pertinentisation (mais désormais nous pouvons parler de symbolisation) peut faire passer à la conscience, me semble-t-il, sans rien trahir, c'est-à-dire en sauvegardant à la fois les raisons du sujet - l'interprète (toujours culturellement structuré, cela va de soi) - et celles de l'objet, qui est l'oeuvre tout court. Les raisons du sujet, car: de méme que le son n'est pas libre d'imposer uniformément tous ses traits à tous les systèmes phonologiques possibles, de méme l'oeuvre ne peut imposer tous ses niveaux de réalité à tous les paradigmes critiques (à toutes les visions du monde) qui la lisent par l'interrnédiaire du critique. Et les raisons de l'objet, car: de même que les systèmes phonologiques ne sont pas libres d'inventer à leur gré des traits qui ne seraient pas déjà présents dans le son, de même les paradigmes critiques ne peuvent extraire de l'oeuvre des vérités qui n'y seraient pas déjà inscrites, et cela précisément en raison du rapport symbolique que ces paradigmes entretiennent avec l'oeuvre, comme nous l'avons vu plus haut. Il appartiene à la culture qui lit l'oeuvre de faire accéder celle-ci à l'évidence, selon sa propre perspective de lecture; mais il appartiene à la réalité de l'oeuvre de faire en sorte que cette culture prenne conscience d'elle-même, c'est-à-dire qu'à travers une inévitable auto-analyse, dont le niveau variera évidemment selon le critique, cette culture fasse apparaître à sa propre conscience ceux de ses aspects qui jusqu'à ce moment lui étaient les plus inconnus, ainsi que, prenons-y garde, ses limites les plus radicales. Il est indubitable, comme le souligne par exemple Luperini, qu'une nouvelle reconstruction philologique vient modifier quelque part l'horizon d'interprétation d'un texte, [R. Luperini, Ermeneutica e testo letterario, in "Parol", n. 5, 1989, p. 48.] ce qui démontre bien que la réalité de l'oeuvre contróle ses propres lectures. Une nouvelle preuve de ce fait nous est donnée chaque fois que, face à l'impossibilité de trouver dans l'oeuvre des traits pertinents, un individu (une culture quelconque) admet de bon gré qu'il ne songerait jamais le moins du monde à lui en inventer. La même preuve nous est encore donnée, pour conclure, chaque fois qu'un spectateur-lecteur admet naïvement que certaines oeuvres ne lui disent absolument rien.Elles ne lui disent rien, mais à partir de qui et de quoi? De l'oeuvre? De la culture du lecteur lui-même? A mon avis, ce 'mutisme' est lié aussi bien à l'une qu'à l'autre. A la culture du lecteur, puisqu'elle est incapable de se greffer productivement sur l'oeuvre, et de trouver en elle des traits qui puissent de quelque façon la symboliser; à l'oeuvre elle-méme qui, à travers ce qu'elle n'est pas (son non-corps réel) interdit à la culture en question de la fantômatiser, si je puis dire, en babil, la laissant plus honnêtement à son silence. L. J. Prieto a écrit que "si un son peut étre connu comme 'sonore', il ne peut en aucun cas étre connu comme 'non sonore', mais il peut en revanche ne pas être connu comme 'sonore'".[Luis J. Prieto, Pertinence et pratique, Essai de sémiologie, Paris, Editions de Minuit, 1975.] Cette affirmation synthétise bien, loin de tout réalisme naïf, comme de tout relativisme absolu et de tout idéalisme pseudo-omnipotent, ce que je cherche à dire ici. Ern ce sens, Prete a raison de parler d'expérience, plutót que de méthode, à propos de l'interprétation de l'oeuvre d'art. [A. Prete, L'interprete come autore, in 'Parol', cit. passim.] La méthode exige une pré-consciencialisation tandis que, lorsqu'on interprète une oeuvre, la consciencialisation n'a lieu qu'au cours de l'expérience. La méthode, en l'occurence, vient après l'expérience, elle ne la précède pas (la vie vient toujours avant sa propre méthode). J'en suis, quant à moi, si convainçu que j'ai fait sortir le problème de la méthode de la catégorie des questions critiques, pour le placer dans celle de l'esthétique, après avoir fait de l'esthétique, du moins selon mon intention, une science, c'est-à-dire une conceptualisation secondaire susceptible d'influencer l'expérience, mais seulement indirectement et en retour. Ce sont là des problèmes que la notion de pertinence embrasse parfaitement et qu'elle synthétise, sans approximations déviantes, confirmant ce que l'on voulait à juste raison affirmer à l'aide des termes de nominalisme, déconstructionnisme, liberté etc., mais libérant ces termes de tout ce que, par contre, on n'avait absolument pas l'intention de dire eri s'en servant.

3. La vérité ou le double niveau de la cohérence

Dans cette direction, la seule vérité à laquelle on puisse rapporter l'interprétation est inévitablement la vérité entendue comme cohérence. Prieto le souligne clairement en ce qui concerne l'épistémologie générale, [Luis J. Prieto, Pertinence et idéologie, communication prononcée au Premier Congrès de l'Association internazionale de sémiologie, Milan, 2-6 juin 1974 (repris en Pertinence et pratique, cit.): "C'est à son adéquation non pas à l'objet, mais au point de vue dont dépend sa pertinence, que se mesure la vérité d'un concept; c'est-à-dire qu'un concept est vrai lorsqu'il retient de l'objet tout ce qui y est pertinent pour le point de vue sur lequel il se fonde, et seul ce qui est pertinent pour ce point de vue".] et Barthes l'a souligné tout aussi clairement en ce qui concerne le rapport à l'art. [Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, Seuil, 1966: "Comme genre, le Journal intime a été traité de deux façons bien différentes par le sociologue Alain Girard et l'écrivain Maurice Blanchot. Pour l'un, le Journal est l'expression d'un certain nombre de circonstances sociales, familiales, professionnelles, etc.; pour l'autre, c'est une façon angoissée de retarder la solitude fatale de l'écriture. Le Journal intime possède donc au moins deux sens, dont chacun est plausible parce qu'il est cohérent." (p. 49).] Il n'est pas question de reprendre intégralement ici cette position qui, comme je l'ai affirmé et démontré souvent ailleurs, s'accorde parfaitement à mon propre point de vue. Je préfère profiter de l'occasion pour eri rectifier une interprétation courante, fondée sur un malentendu.

Il n'est pas rare eri effet que cette vérité de l'interprétation, circonscrite à la cohérence interne du discours interprétatif lui-méme, soit lue comme une légitimation de l'anarchie la plus complète et, à l'intérieur de celle-ci, du mensonge même. Si la cohérence interne du discours qui parle de l'oeuvre suffit à rendre vrai, et donc à attribuer à l'oeuvre, ce qui en est dit 'avec cohérence' dans le discours interprétatif lui-même, alors on peut vraiment dire ce qu'on veut, même ce qui est faux. Si la vérité critique entendue comme cohérence de la critique pouvait vraiment se ramener tout entière au niveau, disons, intensif, syntaxique et sémantique du discours critique, on n'aurait plus grand chose à objecter à une interprétation aussi devastatrice. Mais là est bien la question. Ceux qui parlent de vérité entendue comme cohérence interne du discours critique (je veux dire de la critique au sens large, bien entendu) n'entendent pas parler seulement de ce type de cohérence, mais aussi d'une cohérence pour ainsi dire extensive (référentielle), sans laquelle la vérité indiquée ne saurait étre une vérité. Du moins est-ce ainsi que je pense cette vérité-cohérence et est-ce en ces termes que j'en parle. Certes, il s'agit d'une cohérence extensive qui reste récupérable à travers la cohérence intensive; mais par rapport à cette dernière, elle est tout de méme d'une autre nature ou, pour mieux dire, elle est son substrat et sa matrice. Je voudrais m'expliquer en donnant un exemple. Supposons qu'une oeuvre d'art accède à la signification critique à travers un paradigme de type psychanalytique, ou pour parler plus simplement, qu'elle reçoive une interprétation psychanalytique: comment pourrons-nous juger de la vérité de ce qui s'affirme au sujet de l'oeuvre elle-même? Bien sûr, en nous assurant que le discours qui se tient sur l'oeuvre n'est pas contradictoire par rapport à lui-même, c'est-à-dire en acquérant la certitude de sa cohérence (premier niveau de la vérité comme cohérence). Mais il faudra aussi s'assurer que, à l'intérieur de cette cohérence, on ait fait appel à ce paradigme d'une façon extensivement cohérente (second niveau de la vérité comme cohérence). Bref, il faut être sûr que rien n'a été omis de ce qui, dans l'oeuvre, parait répondre à ce paradigme, autrement dit vérifier que tout ce qui semble en elle relever de la psychanalyse (selon le point de vue de la conception psychanalytique invoquée, cela va de soi) a été considéré et thématisé de façon adéquate.Une telle opération se présentera évidemment comme une interprétation partielle (en l'occurrence, on ne verra pas, dans l'oeuvre, ce qui sera pertinent à d'autres paradigmes), mais jamais comme arbitrairement fausse. Certes, un tel contróle exige, de la part du contróleur, la possession du savoir qu'il entend contróler, mais n'est-ce pas ce qui se passe ordinairement ? Seulement celui qui connait déjà l'éléphant peut dire que l'animal qui s'approche, menaçant, énigmatique, est un éléphant; seulement celui qui connaît mon oncle peut dire que l'homme qui prend instinctivement une position de défense est mon oncle, et ainsi de suite.

4. La polysémie entendue comme ensemble de pertinences synchroniques

L'oeuvre signifie, alors, de différentes façons, et chacune obéit à la logique de la pertinence. Tout ceci est, je crois, assez acceptable. Mais ce qui est peut-être moins évident, c'est le fait qu'un modèle qui entendrait, aujourd'hui, nous rendre compte correctement de l'identité (toujours cognitive, s'entend, jamais éthique) de l'oeuvre d'art, doit penser pour I'oeuvre cette pluralisation des sens comme étant synchronique et non diachronique. C'est en cela, à mon avis, que réside la difficulté. Que les signes, au fil du temps, changent de sens, c'est là une conviction suffisamment acquise et assez facile à accepter. Mais que ces signes (et l'oeuvre d'art est bien, tout de méme, faite de signes, qu'ils soient des mots, des images ou de la matière formée) puissent accéder à une pluralité synchronique indéfinie de significations, et donc en venir à se comporter comme s'ils n'étaient pas des signes, voilà ce que la plupart ont beaucoup plus de mal à accepter. De concession en concession (quand il est question d'oeuvre d'art, on ne parle jamais, entre autres, de signes dans le contexte de la langue mais toujours de signes bien plus étroitement tressés en un texte, précisément, en parole), on finit dans certains cas par admettre qu'un texte puisse- discussion subtile - changer de sens diachroniquement, mais synchroniquement, non, jamais. Ce serait comme si l'on donnait une identité à une toile de Pénélope, en annulant le temps. Mais - et le lecteur qui m'a suivi attentivement en conviendra - c'est bien ce qui se passe quand on s'obstine à penser l'identité de l'oeuvre d'art par rapport - nous y revenons - au modèle de la communication dont nous sommes partis. Si nous nous libérions de ce préjugé, la polysémie en question ne nous semblerait plus aussi paradoxale. Aujourd'hui, c'est toute la réalité extrasémiosique qui fonctionne ainsi pour nous. Qu'est-ce qui pourrait, alors, empécher l'histoire de reconvertir les signes en matière? En énergie, précisément, comme je le disais? Rien, je crois, sinon nos propres préjugés.

Qu'il soit sensé, après cela, de penser cette 'conversion' - sans postuler pour elle aucune cause incontrôlablement méthaphysique ou métahistorique - comme l'effet de mécanismes (conventions) toujours sémiosiques, bien que purement opératoires et inconscients, c'est là une autre affaire. Une affaire qui aurait quelque chose à voir avec les problèmes concernant les mécanismes présidant à la constitution, en l'occurrence collective, de l' 'artisticité', et non pas avec les modèles de description de la vie conerète de l'art, dont nous nous sommes occupé dans ces Opages.

 

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